Serge Joncour, nature (pas) morte

Serge Joncour, nature (pas) morte

Joncour

Joncour nous en dit long

Prix Fémina pour « Nature humaine », Serge Joncour raconte 25 ans de progrès « contre nature ». De la sécheresse de 1976 à la tempête de 1999, à travers la destinée d'un jeune paysan du Lot, il adresse – avec talent - un carton jaune à une course toujours plus folle qui nous éloigne de l'essentiel.

Sans doute la rime aurait-elle été trop facile. A défaut du Goncourt, Serge Joncour a été lauréat du prix Fémina pour « Nature humaine », paru chez Flammarion. On ne sait ce qui a séduit les jurées. Lesquelles furent les seules ou presque, cet automne, à respecter le calendrier. Joncour a été primé alors que les librairies baissaient le rideau pour cause de pandémie mondiale.

Rien que pour cela, ces dames ont fait le bon choix. Puisqu'il se murmure qu'il y aura une suite à ce roman, on imagine que le Covid y aura quelque place.

Les catastrophes naturelles et les accidents industriels ou sanitaires causés par l'homme servent de points d'ancrage et de bascule, ce qui n'est pas paradoxal, à ce récit qui est tout à la fois une ode à la nature, un hommage aux paysans et une épopée mortifère sur fond d'intrigue amoureuse.

livre joncour
On attend déjà la suite...

Alors voilà. On est dans le Lot, où l'auteur qui habite Paris séjourne volontiers : il en aime les paysages et les silences. Et il peut y venir en train. Il aime se taper des heures dans les wagons surannés de la ligne Paris-Toulouse avant d'aller retrouver ses arbres et ses collines.

Alexandre le bienheureux (pas pour longtemps)

Le personnage central est Alexandre, qui se destine à reprendre la ferme des parents qui eux-mêmes avaient pris la suite des grands-parents. Ses sœurs choisiront la ville. Lui, c'est dans ce petit vallon aux terres riches (pas comme celles du voisin, chevrier au caractère bien trempé) qu'il va faire sa vie.

Mais son train, à lui, il va dérailler un peu. Il y a la sécheresse de 1976 d'abord (on ne disait pas encore « canicule »), il y a les luttes sur le Larzac, il y aura ensuite Tchernobyl, les exigences du patron de l'hypermarché de Cahors auquel le père vend de la viande élevée en pleine pâture (mais plus tard, on lui dira que c'est mieux quand elles sont parquées en stabulation), la construction de la centrale de Golfech, la crise de la vache folle, le projet de prolongation de l'autoroute entre Limoges et Toulouse qui va traverses les causses (mais en fait, destinée à accélérer les trajets des camions reliant rapides l'Europe du Nord à l'Espagne), et enfin les tempêtes de 1999.

Entre-temps encore, François Mitterrand a été élu président, sans que cela ne change vraiment le cours des choses (dans le livre, hein, on souligne), et l'immense bloc rouge de l'URSS et de ses alliés sur la carte de l'Europe a volé en éclats.

Entre-temps, Alexandre est tombé amoureux. Entre-temps, il veut certes impulser du sang neuf à l'exploitation mais sans tomber dans les travers de la mondialisation et de dénaturation (qui pousse jusqu'à privatiser les semences).
Alexandre finit par se demander s'il a fait le bon choix.

Rappel à l'ordre

Et nous avec. On peut connaître le Lot (c'est mon cas) ou pas, cela ne change rien à l'affaire. S'il égrène les catastrophes, naturelles ou pas, s'il explore les états d'âme de son personnage, c'est pour Serge Joncour la manière la plus pertinente de nous pousser à nous interroger à notre tour. Sur ce monde qui va à 100 à l'heure, qui bouscule les habitudes séculaires et révolutionne, surtout, c'est le plus grave, la nature même de la nature qui nous entoure, celle qui nous nourrit, celle qui nous lie à la vie elle-même.

Sécheresse
La nature a horreur du vide et reprend toujours ses droits. Mais jusque quand ?

Ecolo Joncour ? Oui, évidemment. Étymologiquement. Pour nous rappeler à l'ordre. D'où ce jeu de mot, « Nature humaine ». Notre nature nous pousse à oublier la vraie, à la torturer, à la pervertir. Et en filigrane, ce roman est donc aussi un plaidoyer pour ces paysans qui consciemment ou non, sont enjoints par la société à participer eux-mêmes à la dénaturation de leur outil de travail. Qu'ils connaissent par cœur pourtant, qu'ils sauraient préserver. Entretenir. Tout en en tirant le meilleur.

On sort de ce roman rincé et questionné. Avec son physique de baroudeur mais sa plume fine et maline, Serge Joncour nous aura prévenus : comme chantait Bashung, « c'est comment qu'on freine ? »

Ph.M.

Publié par Flammarion, 400 pages, 21 euros.

Photo de Serge Joncour par Thesupermat sous licence Creative Commons